Je me réjouis de la troisième exhortation apostolique du pape François sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel. Le titre nous y invite, Gaudate et Exsultate ; il est tiré de la première phrase du texte : « Soyez dans la joie et l’allégresse » (Mt 5, 12). Rédigé à la première personne dans un style vif, ce texte est peut-être le plus fort et le plus personnel de François, où il intègre deux de ses thèmes fondamentaux : la joie de l’Évangile et la réforme de l’Église. C’est une remarquable synthèse de ses convictions qu’il a mûrie au fil du temps. 

L’exhortation, divisée en cinq chapitres et 177 paragraphes, est écrite sur le ton de la conversation. Le pape présente la sainteté comme une réalité toute proche, possible, celle de la « porte d’à côté », destinée non à une élite, mais à la « classe moyenne », «ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu » (paragraphe 7). Il prolonge l’appel prophétique de Jean-Paul II : « N’ayez pas peur » en tutoyant le lecteur pour mieux l’interpeler : « N’aie pas peur de la sainteté » (32); « N’aie pas peur de viser plus haut, de te laisser aimer et libérer par Dieu. N’aie pas peur de te laisser guider par l’Esprit Saint » (34).

Les saints réformateurs

Jean-Paul II, à la suite du concile Vatican II qui a montré que nous sommes tous appelés à la sainteté, avait placé la sainteté en tête des priorités pastorales de toute l’Église pour le troisième millénaire (Cf Novo millennio ineunte). Pour lui, la sainteté est ce qu’il y a de plus essentiel à l’Église, puisqu’elle révèle la vitalité de l’Esprit Saint dans ses membres. Benoît XVI a continué sur cette lancée en donnant, de 2006 à 2011, plusieurs catéchèses du mercredi sur les saints et saintes du calendrier liturgique. Il avait déjà dit au journaliste Peter Seewald : « Les vrais réformateurs de l’Église, grâce auxquels elle est redevenue plus simple et a ouvert ainsi de nouveaux accès à la foi, ont toujours été les saints ». (Le sel de la terre, 1997, p. 260). 

Sainteté Pape Gaudate et Exsultate se situe au cœur de toute réforme personnelle et ecclésiale, puisque Dieu est mis au centre. Le ton est donné dès le début : « Le Seigneur demande tout ; et ce qu’il offre est la vraie vie, le bonheur pour lequel nous avons été créés. Il veut que nous soyons saints et il n’attend pas de nous que nous nous contentions d’une existence médiocre, édulcorée, sans consistance. » (1) 

François prévient que son exhortation n’est pas un traité sur la sainteté; son objectif est de « faire résonner une fois de plus l’appel à la sainteté, en essayant de l’insérer dans le contexte actuel, avec ses risques, ses défis et ses opportunités ». (2) Il invite le peuple de Dieu à « progresser vers la sainteté » (15), à vivre les Béatitudes en agissant comme Jésus « à contrecourant de ce qui est habituel, de ce qui se fait dans la société. » (64) Le pape mentionne à l’occasion les saints réformateurs qui ont transformé l’Église, ceux et celles que j’appelle « ces fous admirables » : Benoît de Nursie, Bernard de Clairvaux, François d’Assise, Ignace de Loyola, Jean de la Croix, François de Sales, et bien d’autres. Il  rappelle le « génie féminin » qui a contribué aux réformes de l’Église : 

« Même à des époques où les femmes ont été plus marginalisées, l’Esprit Saint a précisément suscité des saintes dont le rayonnement a provoqué de nouveaux dynamismes spirituels et d’importantes réformes dans l’Église. Nous pouvons mentionner sainte Hildegarde de Bingen, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse d’Avila ou sainte Thérèse de Lisieux. Mais je tiens à évoquer tant de femmes inconnues ou oubliées qui, chacune à sa manière, ont soutenu et transformé des familles et des communautés par la puissance de leur témoignage. » (12)

La petite voie de François

Le pape rappelle dans cette exhortation que l’appel à la sainteté s’adresse à chacun et chacune de nous, selon la route qui est la nôtre. « Il ne faut donc pas se décourager quand on contemple des modèles de sainteté qui semblent inaccessibles. Il y a des témoins qui sont utiles pour nous encourager et pour nous motiver, mais non pour que nous les copiions, car cela pourrait même nous éloigner de la route unique et spécifique que le Seigneur veut pour nous. » (11)  

Cette route unique passe par l’attention aux petites choses, comme l’indique cette épitaphe trouvée sur la tombe de saint Ignace : « Il est divin de ne pas avoir peur des grandes choses et en même temps d’être attentif aux plus petites ». Les exemples concrets de cette sainteté « ordinaire » se manifestent dans les petits gestes du quotidien : 

« Par exemple : une dame va au marché pour faire des achats, elle rencontre une voisine et commence à parler, et les critiques arrivent. Mais cette femme se dit en elle-même : « Non, je ne dirai du mal de personne ». Voilà un pas dans la sainteté ! Ensuite, à la maison, son enfant a besoin de parler de ses rêves, et, bien qu’elle soit fatiguée, elle s’assoit à côté de lui et l’écoute avec patience et affection. Voilà une autre offrande qui sanctifie ! Ensuite, elle connaît un moment d’angoisse, mais elle se souvient de l’amour de la Vierge Marie, prend le chapelet et prie avec foi. Voilà une autre voie de sainteté ! Elle sort après dans la rue, rencontre un pauvre et s’arrête pour échanger avec lui avec affection. Voilà un autre pas ! » (16)

On le voit, François démocratise la sainteté sans la banaliser. Il décrit le climat de cette sainteté au quotidien en misant sur le cœur doux et humble qui agit avec miséricorde et qui est capable de pleurer avec les autres. Avec un grand réalisme spirituel, il emprunte une « petite voie bien droite », pour reprendre les mots de sa sainte préférée, Thérèse de Lisieux. N’oublions pas qu’il a canonisé ses parents, Louis et Zélie Martin, en octobre 2015. Dans l’esprit de la petite Thérèse, il oppose la tristesse à la joie, l’égoïsme à l’amour, l’anxiété à la prière, la négativité à l’humour.  

« Si nous vivons tendus, prétentieux face aux autres, nous finissons par être fatigués et épuisés. Mais si nous regardons leurs limites et leurs défauts avec tendresse et douceur, sans nous sentir meilleurs qu’eux, nous pouvons les aider et nous évitons d’user nos énergies en lamentations inutiles. Pour sainte Thérèse de Lisieux, « la charité parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s’étonner de leurs faiblesses. » (72) 

Les ennemis de la sainteté

Au deuxième chapitre, le pape attire l’attention sur deux falsifications de la sainteté : le gnosticisme d’un esprit raisonneur sans Dieu et sans chair;  le pélagianisme d’une volonté sans humilité qui ne compte que sur ses propres forces et non sur la grâce. Les nouveaux chrétiens pélagiens, nous dit le pape, vivent l’obsession de la loi et non de l’amour, la fascination du pouvoir au lieu de la joie de l’Évangile, « l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Église » (57) au lieu « de chercher ceux qui sont perdus parmi ces immenses multitudes assoiffées du Christ ». Il s’insurge contre ces groupes qui accordent « une importance excessive à l’accomplissement de normes, de coutumes ou de styles déterminés. De cette manière, on a l’habitude de réduire et de mettre l’Évangile dans un carcan en lui retirant sa simplicité captivante et sa saveur. » (58)

Pour contrer ces ennemis de la sainteté, rien de mieux que de suivre un guide sûr, Jésus, l’objet du troisième chapitre. La carte routière de la sainteté se trouve dans les Béatitudes qui nous libèrent « de la faiblesse de l’égoïsme, du confort, de l’orgueil.  »(65) La sainteté, c’est alors la pauvreté du cœur, l’humble douceur, la recherche ardente de la justice et de la paix, les œuvres de miséricorde, la garde du cœur contre tout ce qui souille l’amour.

Ces exigences de l’Évangile ne doivent pas être séparées de la relation personnelle avec le Seigneur dans la prière et le service envers les plus pauvres. Le pape met en garde contre la tentation du relativisme qui minimise « la défense de l’innocent qui n’est pas encore né » (101)« la situation des migrants » (102), le consumérisme hédoniste qui nous transforme « en pauvres insatisfaits qui veulent tout avoir et tout essayer. » (108).

Le principal ennemi de la sainteté demeure le démon, qui est beaucoup plus qu’un mythe, nous dit le pape au dernier chapitre qui porte sur le combat spirituel. « De fait, quand Jésus nous a enseigné le Notre Père, il a demandé que nous terminions en demandant au Père de nous délivrer du Mal. Le terme utilisé ici ne se réfère pas au mal abstrait et sa traduction plus précise est “le Malin”. Il désigne un être personnel qui nous harcèle. Jésus nous a enseigné à demander tous les jours cette délivrance pour que son pouvoir ne nous domine pas. » (160). Il avait cité plus tôt ce conseil de Jean de la Croix :  « Te réjouir du bien d’autrui comme du tien propre, [...] désirer que les autres te soient préférés en toutes choses, le désirer, dis-je, très sincèrement. De cette façon, tu surmonteras le mal par le bien, tu repousseras le démon loin de toi, tu auras le cœur dans la joie. » (117)

Un programme de vie spirituelle

Au quatrième chapitre, François propose quelques caractéristiques de la sainteté à développer dans le monde actuel : patience, douceur, joie, audace, ferveur, vie communautaire, prière. Ces points forts nous aident à mieux comprendre le style de vie de Jésus que nous pouvons appliquer partout, même dans les réseaux sociaux.

« Les chrétiens aussi peuvent faire partie des réseaux de violence verbale sur Internet et à travers les différents forums ou espaces d’échange digital. Même dans des milieux catholiques, on peut dépasser les limites, on a coutume de banaliser la diffamation et la calomnie, et toute éthique ainsi que tout respect de la renommée d’autrui semblent évacués. Ainsi se produit un dangereux dualisme, car sur ces réseaux on dit des choses qui ne seraient pas tolérables dans la vie publique, et on cherche à compenser ses propres insatisfactions en faisant déferler avec furie les désirs de vengeance. » (115)

Le saint évite la violence verbale, se tait devant les défauts des autres, n’est pas dur envers eux. « Il n’est pas bon pour nous de regarder de haut, d’adopter la posture de juges impitoyables, d’estimer les autres indignes et de prétendre donner des leçons constamment. C’est là une forme subtile de violence. » (117) Cette charité fraternelle s’enracine dans l’humilité qui vient nécessairement avec les humiliations. « L’humilité ne peut s’enraciner dans le cœur qu’à travers les humiliations. Sans elles, il n’y a ni humilité ni sainteté. Si tu n’es pas capable de supporter et de souffrir quelques humiliations, tu n’es pas humble et tu n’es pas sur le chemin de la sainteté. La sainteté que Dieu offre à son Église vient à travers l’humiliation de son Fils. Voilà le chemin ! » (118)

Qu’on se le dise, le Saint Père ne propose pas une version édulcorée de la sainteté. Le programme qu’il propose est audacieux et exigeant, mais aussi libre et joyeux. « Ce qui a été dit jusqu’à présent n’implique pas un esprit inhibé, triste, aigri, mélancolique ou un profil bas amorphe. Le saint est capable de vivre joyeux et avec le sens de l’humour. Sans perdre le réalisme, il éclaire les autres avec un esprit positif et rempli d’espérance. » (122)

Cet état d’esprit évangélique ne peut se déployer qu’en vivant la prière constante, l’adoration silencieuse devant le Seigneur. « Le saint est une personne dotée d’un esprit de prière, qui a besoin de communiquer avec Dieu. » (147) Il lui faut des moments de solitude où il s’adonne à l’oraison intérieure. « Je voudrais insister sur le fait que ce n’est pas seulement pour quelques privilégiés, mais pour tous [...] La prière confiante est une réaction du cœur qui s’ouvre à Dieu face à face, où on fait taire tous les bruits pour écouter la voix suave du Seigneur qui résonne dans le silence. » (149) L’appel de François à ce cœur à cœur amoureux de la prière se fait plus insistant, vibrant : 

« J’ose donc te demander : Y a-t-il des moments où tu te mets en sa présence en silence, où tu restes avec lui sans hâte, et tu te laisses regarder par lui ? Est-ce que tu laisses son feu embraser ton cœur ? Si tu ne lui permets pas d’alimenter la chaleur de son amour et de sa tendresse, tu n’auras pas de feu, et ainsi comment pourras-tu enflammer le cœur des autres par ton témoignage et par tes paroles ? Et si devant le visage du Christ tu ne parviens pas à te laisser guérir et transformer, pénètre donc les entrailles du Seigneur, entre dans ses plaies, car c’est là que la miséricorde divine a son siège. » (151)

L’exhortation du pape, si personnelle et pastorale, est traversée par un grand souffle qui laisse poindre sa mystique profonde. Il réserve son dernier chapitre au combat spirituel de la vie chrétienne. Cet effort pour remonter le courant des tentations demande du discernement et de la vigilance. Ce n’est pas une lutte abstraite, mais « une lutte permanente contre le diable qui est le prince du mal. » (159)Pour nous défendre, nous avons les armes puissantes que le Seigneur nous donne : « la foi qui s’exprime dans la prière, la méditation de la parole de Dieu, la célébration de la Messe, l’adoration eucharistique, la réconciliation sacramentelle, les œuvres de charité, la vie communautaire et l’engagement missionnaire. » (162)

Et ce combat demande du discernement. « Ce qui est en jeu, c’est le sens de ma vie devant le Père qui me connaît et qui m’aime, le vrai sens de mon existence que personne ne connaît mieux que lui. Le discernement, en définitive, conduit à la source même de la vie qui ne meurt pas, c’est-à-dire connaître le Père, le seul vrai Dieu, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ (cf. Jn 17, 3). » (170) 

Au final, ce texte dévoile la paternité spirituelle d’un témoin du Christ qui écrit ce qu’il vit. Ce saint joyeux dérange; il montre par l’exemple que plus on est humain, plus on est divin. « La sainteté ne te rend pas moins humain, car c’est la rencontre de ta faiblesse avec la force de la grâce. Au fond, comme disait Léon Bloy, dans la vie « il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints ». (34)

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Lire spécialement: Tous appelés à la sainteté et Les saints, ces fous admirables.