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Les saints dans ma vie

D’aussi loin que je me souvienne, les saints m’ont toujours attiré. Une telle affirmation peut paraître incongrue dans nos sociétés post-modernes et laïques, même si certains saints demeurent toujours très populaires. Je vois plusieurs explications à cet attrait des saints dans ma vie : un besoin de modèles et de dépassement, un goût pour la poésie et le merveilleux, un désir de Dieu et de prière, un amour du Christ et de l’Église, une soif d’aimer et d’être aimé. Il y a peut-être d’autres raisons, mais est-ce si important de les connaître? La sainteté restera toujours un appel mystérieux dans nos existences. Voici une brève évocation du passage de quelques saints dans ma vie. À vous d’écrire votre propre histoire sainte.

1- À l’aube de ma vie, Marie

Mes parents venaient d’emménager dans leur nouvelle maison avec leur enfant d’un an. Ma mère était de nouveau enceinte. Très épuisée vers la fin de sa grossesse, le médecin lui ordonna un repos complet. Craignant pour la santé de son deuxième bébé, elle avait promis à Marie que si l’accouchement se passait bien elle le lui consacrerait. Je fus donc baptisé le 8 décembre 1951, devenant ainsi enfant de l’Église et membre de cette grande famille qu’est la communion des saints. La Trinité se logea au fond de mon âme et Marie prit place dans le plus intime de ma chair. La Reine de tous les saints aura toujours une grande importance dans mon « invisible chez-soi ». Chaque fois que je la prie, par exemple en récitant le chapelet, ou en le « marchant » avec mon épouse, je sais que les saints ne sont jamais loin, sans parler des anges. C’est comme cela : simple regard de foi. Le chrétien est toujours quelqu’un qui se sait entouré parce qu’il est habité.

Il n’est pas fortuit que je parle de Marie au début de ce livre. Mère de Dieu et de l’Église, elle est au cœur de la Trinité et de la communion des saints. Elle se réjouit de la gloire de ses enfants qui sont avec elle dans le Royaume et elle intercède pour nous ici-bas. On ne sépare pas Marie de ses enfants, au ciel et sur la terre, comme on ne la sépare pas de Jésus et de l’Église. Qui peut mieux nous conduire au Fils de Dieu et nous le faire connaître sinon la mère qui l’a porté, nourri, aimé comme nul autre?

Prier Marie, c’est prier Jésus. Elle est proche de nous parce qu’elle est proche de Dieu. Comment ne pas l’aimer? En la regardant, nous devenons meilleurs. Elle est plus mère que reine, comment ferait-elle disparaître la gloire de ses enfants, s’exclame la petite Thérèse, le 21 août 1897?

Il ne faut pas dire à cause de ses prérogatives qu’elle éclipse la gloire de tous les saints, comme le soleil à son lever fait disparaître les étoiles. Mon Dieu! que cela est étrange! Une Mère qui fait disparaître la gloire de ses enfants! Moi je pense tout le contraire, je crois qu’elle augmentera de beaucoup la splendeur des élus [1].

2- Des amis franciscains

Vers l’âge de quatre ans, je fus hospitalisé à Trois-Rivières pour une jaunisse. Je devais être un enfant bien sensible, car on avait interdit à ma mère de venir me visiter, par crainte de larmes trop abondantes. Le frère de ma mère, un franciscain, suppléa à son absence. Je me rappelle une de ses visites. Il était vêtu de sa longue bure couleur de terre. Je jouais avec son cordon blanc à trois nœuds. Pour moi, cet homme était une image de Dieu. À travers lui, je rencontrai François d’Assise et Antoine de Padoue, mes premières figures de saints.

Cette présence franciscaine à l’aube de ma vie me donna une image plutôt joyeuse de la sainteté. Le proverbe a bien raison : un saint triste est un triste saint. Il faut dire que bon nombre de leurs statues n’arrangent rien et elles effraient souvent les enfants. Ainsi, ce trait d’esprit d’un petit Français : « J’ai eu peur dans l’église : la statue restait immobile [2]! »

Mon oncle, saint François et saint Antoine me semblaient venir d’un autre monde, animés par ce grand vent de folie qui avait commencé à la Pentecôte. Je les voyais comme des amoureux de Dieu sur le chemin de l’Évangile. Cette impression de liberté intérieure et d’ouverture aux autres contrastera plus tard avec certains religieux vertueux de mon école et prêtres savants de ma paroisse qui sentaient un peu trop la naphtaline. Ils m’apparaissaient moins mystiques, moins enjoués, moins poètes, bref moins enfants.

3- Mon premier livre

Jeune, j’aimais lire les bandes dessinées racontant la vie de saints. Là aussi, j’y voyais un grand souffle de liberté et de vérité. Leurs vies risquées, et non sclérosées, m’enthousiasmaient. Je me rappelle surtout les vies de Dominique Savio, de don Bosco et de Bernadette Soubirous. Il y avait quelque chose d’enivrant dans ces récits édifiants qui me faisaient pressentir un monde de beauté, plus léger que mon quotidien. Mes heures de lecture étaient habitées par le poids d’amour de mes amis, et mon désir s’élevait vers Dieu comme l’encens de leur prière. Comme Dieu devait être amoureux, beau, vivant, pour créer de tels êtres! me disais-je le soir en m’endormant.

On construisit une nouvelle église dans ma paroisse Saint Jean-Baptiste de Grand-Mère. C’était au début du concile Vatican II. Il y avait peu de statues dans l’église. Celle du précurseur de Jésus me semblait bien petite et bien loin. D’autres églises avaient subi une cure de rajeunissement. C’était l’époque où l’on enlevait les statues, sauf celles qui « payaient bien leur loyer » comme celles de François, d’Antoine et de la petite Thérèse. En effet, les cierges étaient allumés en grand nombre devant leurs statues de plâtre. Plusieurs de ces églises sont maintenant fermées. Peut-être que les gens ne s’y reconnaissaient plus. On ne touche pas impunément à la piété populaire qui, d’après l’étymologie du mot, appartient au peuple. Cette piété a ses critères, comme le culte des saints qui diffère d’un pays à l’autre, au rythme de leurs patrons.

Est-ce le jour de ma confirmation ou de ma profession de foi que j’ai reçu en cadeau de mes parents un livre de messe, mon premier gros livre? Il était beau à voir et doux au toucher, tout habillé de cuir, avec de petits rubans fixés à la tranchefile pour marquer les pages. J’aimais son odeur de sous-bois lorsque je l’ouvrais, comme s’il y avait plein de vent dedans. Mon penchant pour les livres et la poésie vient probablement de ce missel. Ce livre pour moi était saint. Il m’ouvrait un espace de liberté, l’infini d’une parole. Sa voix me parlait de vignes et de puits, de figuiers et de poissons, de pain et de vin. Mon livre de messe m’a ouvert le cœur au parfum des Psaumes, au souffle d’Isaïe, aux paraboles de Jésus, à la beauté d’une parole faite chair, dont l’écho retentit encore dans mes os.

De mon premier livre à ceux d’aujourd’hui, des saints d’hier à ceux de maintenant, c’est toujours cette parole de Dieu que je cherche, ou qui me cherche. Parole en écho au silence que je veux le plus amoureux possible. Car dans la vie comme dans les livres, tout commence avec la lettre A. Amour fragile, conjugué à tous les temps et en tout lieu; amour éternel, l’alpha et l’oméga de la sainteté.

4- Les sentiers de la miséricorde

Durant mon adolescence, j’ai remplacé mes holy stars par des rock stars. Mais Marie veillait sur moi et j’étais toujours dans la mire de Dieu. Un jour de mes vingt ans, je le priai comme si je manquais d’air : « Dieu, si tu existes, révèle-toi à moi. » Le 2 juin 1972, il me répondit par Marie et une communauté de jeunes à Drummondville. À la prière du soir, j’ai récité trois Ave avec d’autres jeunes, et tout a basculé. J’ai été touché par le Christ, blessé par sa miséricorde; mon cœur ne s’est pas refermé. La joie est revenue et les saints aussi. Je me suis mis à lire de nouveau des biographies de saints, pour entretenir la flamme et raviver mon espérance.

Quelques mois plus tard, je rencontrai Jean Vanier, l’ami des personnes avec un handicap, et je vécus six mois avec lui à l’Arche de Trosly-Breuil, en France. Le père Thomas Philippe, alors mon directeur spirituel, me parla souvent de la petite Thérèse qui était si proche des blessés de l’Arche. Mais c’est Jean de la Croix qui me fascinait à cette époque. J’avais besoin d’un guide qui me montre comment aller à Dieu. J’ai lu ses Œuvres complètes qui me marquèrent profondément. J’ai surtout compris l’importance de l’oraison intérieure, une constante chez tous les saints. Plus tard, je publiai une anthologie des écrits de ce grand poète mystique. À l’Arche, j’ai vécu avec de saints handicapés qui m’aidèrent à reconnaître mes blessures. C’est lors d’une retraite à Châteauneuf-de-Galaure, prêchée par le père Finet en septembre 1973, que je rencontrai la stigmatisée Marthe Robin, qui me montrera ce qu’est l’humilité, une autre constante chez tous les saints [3].

De retour au Québec, j’entrai à l’abbaye cistercienne d’Oka où je vécus quatre ans comme moine. Je quittai pour des raisons de santé. J’entrepris des études théologiques à Trois-Rivières, puis je fis un doctorat à l’Université Laval de Québec sur la théopoésie d’un grand poète de la liturgie, Patrice de La Tour du Pin. Entre temps, j’épousai Anne-Marie qui avait un peu le même cheminement que moi. C’est dans notre vie de couple, avec quatre enfants, que nous allions vivre l’aventure de la sainteté. Je fus embauché en 1987 comme professeur de théologie à l’Université Saint-Paul d’Ottawa.

En 1990, je présentai une série de portraits de saints à l’émission « Second Regard » de la télévision de Radio-Canada : Ces fous admirables. Le titre était emprunté à la poétesse Marie Noël. Alors qu’elle vivait une crise d’angoisse religieuse, elle avait écrit dans son journal, sorte de carnet de route tenu dès 1920 : « Les mystiques, ces fous admirables qui se coupent les pieds pour se faire pousser des ailes [4]. » Image excessive bien sûr, mais qui suggère bien le désir d’absolu qui taraude les saints, leur amour de Dieu qui les traverse comme le soleil un vitrail.

5- De la petite Thérèse à Jean-Paul II

Puis arriva ce que j’ai appelé « la crise de la quarantaine ». J’ai enduré pendant des années un désert intérieur qui se manifesta par la tristesse, la solitude, l’ennui et le dégoût des biens spirituels. C’est à Thérèse de Lisieux que je dois la sortie de cette nuit. Elle m’a « guéri » d’une pneumonie et libéré de l’angoisse de la mort. Vous le comprendrez, c’est ma préférée. Je lui ai écrit six livres.

À l’automne 2001, j’ai eu la grâce d’accompagner son reliquaire à travers les principales villes francophones du Québec. Pendant plus d’un mois, ce fut, au volant de la Thérèse-mobile, une vraie tournée d’évangélisation dont le thème était « À la rencontre du Christ avec Thérèse de Lisieux ». Cette jeune sainte, aimée de tous, redonnait l’Église aux gens ordinaires. J’ai mieux compris qu’il n’y avait pas d’un côté la religion savante et de l’autre la religion populaire, mais des expressions différentes de la foi. Notre foi n’est pas désincarnée, elle se situe dans une histoire sainte et a besoin de médiations, de signes concrets et de modèles. La vénération des reliques de Thérèse offrait aux fidèles l’occasion d’exprimer leur foi avec tout leur corps, dans un climat de liberté et de fête : marcher en procession, prier seul ou en chœur, chanter, allumer un lampion, méditer en silence, écrire des intentions de prière, offrir des roses [5]

Je me suis donc remis à l’école des saints carmélitains : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Thérèse de Lisieux, Élisabeth de la Trinité, Édith Stein. Mon intérêt pour la sainteté me conduisit à faire des recherches sur l’histoire d’Hildegonde, une jeune Allemande du xiie siècle qui se déguisa en homme et mourut en odeur de sainteté dans le monastère cistercien de Schönau en Allemagne. Ainsi paraissait un roman historique, Le secret d’Hildegonde. Par la suite, je publiai un autre livre sur la sainteté : J’ai soif. De la petite Thérèse à Mère Teresa. Mon épouse et moi avons eu la grâce d’en remettre un exemplaire à Jean-Paul II, quelques jours après la béatification de mère Teresa, lors d’une audience le 23 octobre 2003, grâce à la bienveillance du cardinal Ouellet de Québec. J’avais demandé cette faveur à la petite Thérèse comme cadeau pour le 25e anniversaire de notre mariage et pour souligner à notre façon le 25e anniversaire du pontificat de Jean-Paul II. Le regard tendre du représentant de la foi et de la mission de Pierre nous a bouleversés, Anne-Marie et moi. Nous avons rencontré un saint vivant et, à travers lui, le Christ. Jean-Paul II restera pour moi le pape du pardon, de la prière et de la sainteté.

Je lui rends hommage en annexe de mon livre Les saints, ces fous admirables. Il avait fait cette confidence dans la conclusion de sa Lettre apostolique pour l’année de l’Eucharistie 2005, Reste avec nous Seigneur : « Les exemples des saints sont devant nos yeux ». Il est « entré dans la vie » le samedi 2 avril, veille du 2e dimanche de Pâques, qu’il avait institué dimanche de la Miséricorde divine, après la canonisation de sa compatriote sœur Faustine Kowalska, le 30 avril 2000. À ses obsèques du 8 avril, la foule scandait, devant un simple cercueil en bois de cyprès : « Santo subito » (saint tout de suite). Le cardinal Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI le 19 avril, a commencé son homélie de la messe d’inauguration de son pontificat, le dimanche 24 avril, en rappelant la mémoire de son saint prédécesseur :

Combien nous sommes-nous sentis abandonnés après le départ de Jean-Paul II! Pendant plus de 26 ans, ce pape a été notre pasteur et notre guide sur le chemin à travers ce temps. Il a franchi le seuil vers l’autre vie — entrant dans le mystère de Dieu. Mais il n’accomplissait pas ce passage tout seul. Celui qui croit n’est jamais seul – il ne l’est pas dans la vie, et pas même dans la mort. À ce moment-là, nous avons pu invoquer les saints de tous les siècles — ses amis, ses frères dans la foi, sachant qu’ils ont été le cortège vivant qui l’a accompagné dans l’au-delà, jusqu’à la gloire de Dieu. Nous savons que son arrivée était attendue. Nous savons désormais qu’il est parmi les siens et qu’il est vraiment chez lui (zenit.org).

C’est sur cette image du pape slave, roc de Pologne, que je veux terminer cette esquisse de la sainteté dans ma vie. Il m’a redonné le désir d’être saint, l’audace de porter le Christ partout, en n’ayant pas peur des grands vents, des ombres froides, des portes fermées. Il nous invite à traverser ce temps agité avec la foi de Pierre, le chapelet à la main et le pardon au cœur. Il est parti dans l’octave de Pâques, le cœur brûlé par les Écritures, mais il reste avec nous dans ce beau mystère de la communion des saints.

(Extrait de Tous appelés à la sainteté, Montréal et Paris, Novalis / Parole et Silence, 2008, p. 21-32).

 

 

 

 

 



[1] Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, Paris, Cerf/DDB, 1996, p. 1103.

[2] Thomas Grimaux, Les perles du caté, Paris, Cerf, 2003, p. 23.

[3] Je relate cette rencontre avec Marthe Robin dans mon carnet de jeûne, Se purifier pour renaître, Presses de la Renaissance, 2004, p. 103-106.

[4] Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1966, p. 59.

[5] Voir mon récit Fioretti de sainte Thérèse, Ottawa, Novalis, 2005. Ce livre est aussi publié en Europe aux éditions Parole et Silence sous le titre : Thérèse de l’Enfant-Jésus au milieu des hommes.