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Le blogue de Jacques Gauthier

Les étapes spirituelles selon les âges

Propos recueillis par Nathalie Calmé dans un entretien donné pour la revue Sources, Suisse, no 52, septembre 2021, p. 24-27.  

Vous dites souvent « Chaque âge a sa grâce ». Pourriez-vous illustrer cette parole à la lumière de votre propre expérience ? 

Oui, c’est vrai ! C’est une phrase poétique qui a un pouvoir évocateur. Lorsque je rencontre des personnes qui se plaignent de leur âge, qui n’acceptent pas ce qu’ils vivent ou ne profitent pas du moment présent, je leur rappelle que « chaque âge a sa grâce »… Chaque âge a sa beauté, sa musique, sa couleur. Chaque âge est un don.  Un artiste ne sculptera pas une œuvre ou ne peindra pas un tableau de la même manière à vingt ans et à soixante ans.  

À quarante ans, j’ai traversé une crise profonde. J’ai eu une double pneumonie, la vie n’avait plus de sens, j’étais désabusé. J’étais affecté d'une morosité qui s'accompagnait d'une persistante sensation de désenchantement. De nature optimiste et volontaire, j'avais l'impression de ne plus me reconnaître, de ne plus habiter avec moi-même, de côtoyer l'absurde. Tout me fatiguait, surtout les autres. Je m'enfonçais dans une nuit obscure, un désert intérieur. J’ai écrit alors à un ami, moine cistercien, pour partager ma solitude et ma détresse.  Je lui parlais de la nature spirituelle de ce que je vivais, de la quête de sens qui s'y jouait. À travers ma sécheresse spirituelle et mes questions, mon correspondant a décelé une crise mystique. Il m’a dit que c’était l’une des plus belles grâces de ma vie, puisque cela m'embellissait intérieurement, me rendant plus humble, plus vrai.

Et un jour, à l’invitation de sainte Thérèse de Lisieux, alors que je pensais mourir, j’ai fait l’expérience d’une grâce d’abandon et de confiance. J’ai accepté ma finitude, ma vulnérabilité. Et j’ai commencé à vivre vraiment. Le lendemain tout a changé, la guérison est arrivée. Après cette crise de la quarantaine, je me suis dit : « quelle grâce de vivre ! » Depuis mon enfance, la gratitude est au cœur de ma vie. « Tout est grâce », disait Thérèse.

Comment s’est exprimée dans vos souvenirs les plus lointains la spiritualité de votre enfance, de votre jeunesse ? Qu’est-ce qui la caractérisait ? 

J’avais une grande intuition de la présence de Dieu. Je croyais en son amour. Ce sentiment de la présence englobante et consolatrice de Dieu m’a habité très jeune. Je sentais que Dieu était à l’intérieur de moi par le Christ. Je lui parlais comme à un ami. Mes parents étaient catholiques pratiquants, le frère de ma mère était prêtre franciscain ; leurs exemples m’ont influencé. J’avais une douce familiarité avec le Seigneur. Je n’en parlais pas beaucoup, car je le vivais comme un secret. Avec le temps, cette expérience s’est développée. Je m’émerveillais facilement. J’ai eu la chance dans ma jeunesse de ne pas vivre de traumatismes. J’ai été protégé et j’ai gardé cette innocence. Mon enfance n’a pas été blessée. L’enfant est né pour aimer et être aimé. Cette conscience d’amour est intrinsèque à sa personne. Elle crée son unité. Moi, je donnais un nom à cet amour : Dieu, Jésus. 

Puis à l’adolescence, comme beaucoup, j’étais en recherche d’identité, d’autonomie ; j’avais besoin de m’affirmer. L’appel de la liberté m’a conduit à la musique rock, à la fraternité entre jeunes. C’était l’époque de Woodstock, du Peace and love, des paradis artificiels… L’adolescent est fait pour brûler, pour se donner. Si on ne lui donne pas une cause à laquelle s’accrocher, un but à atteindre, il va se détruire ou se renfermer. Il a besoin de défis. Pour moi, à ce moment-là, le groupe de jeunes auquel j’appartenais ravivait ma quête de sens, la recherche d’un absolu. 

Je sentais une vie à l’intérieur de moi qui voulait jaillir. Je partis « sur le pouce » pour la Californie. Je pressentais que j’étais créé pour quelque chose de plus grand et de plus beau. Je m’adressais à Dieu, à l’instar de Charles de Foucauld – dont je me sens très proche aujourd’hui : « Seigneur si tu existes, révèle-toi à moi ». Il a répondu le 2 juin 1972 par la Vierge Marie, alors que je récitais trois « Je vous salue Marie » avec des jeunes au Québec. Il y a eu un avant et un après de ce que j’appelais ma « conversion ». La spiritualité chrétienne est redevenue présente dans ma vie. J’ai vécu six mois dans cette communauté de jeunes catholiques, opérant une rupture radicale avec ma vie d’avant. On priait ensemble. Je retrouvais le Dieu de mon enfance. 

Pour chacun de nous, l’enfance est prégnante… Comme je l’ai écrit dans mon livre sur la soixantaine, l’enfance n’est pas seulement le point de départ d’une vie, elle en est le germe qui s’épanouit ; elle accompagne tous les âges. Gaston Bachelard a bien illustré ce noyau d’enfance toujours vivant au fond de l’âme et qui lui donne sa dimension universelle et permanente : «  (…)  il est parfois très bon de vivre avec l’enfant qu’on a été. On en reçoit une conscience de racine. Tout l’arbre de l’être s’en réconforte ».

De quelle manière votre quête spirituelle a-t-elle évolué ? 

Quelque temps plus tard, j’ai entendu parler de Jean Vanier, le fondateur de l’Arche, et je suis allé vivre à la communauté de Trosly-Breuil. En vivant avec des personnes atteintes d’un handicap, je me suis aperçu que j’étais moi aussi handicapé. J’ai pris conscience de ma finitude, de ma fragilité. On ne peut pas être en contact avec des personnes blessées sans reconnaître que l’on est soi-même blessé. C’était une maturation dans ma vie. À l’Arche, j’ai ressenti un appel pour la vie monastique. J’ai alors décidé d’entrer à la Trappe d'Oka au Québec, fondée par l’abbaye de Bellefontaine en France. J’y suis resté quatre années, entre 22 et 26 ans. Cette expérience m’a beaucoup structuré et apporté une belle liberté intérieure. Ma vie spirituelle s’est approfondie. J’ai découvert le beau jardin de l’Église avec sa grande tradition, ses mystiques tels que saint Augustin, saint Bernard, et le poète saint Jean de la Croix, mon maître spirituel. J’ai lu toute son œuvre quand j’étais à l’Arche. Je me suis reconnu en lui. Il me montrait comment traverser les nuits de l’âme, reconnaître les aurores, pratiquer l’ascèse avec amour. 

Puis, sentant que ce n’était pas ma place, je suis parti et j’ai commencé des études en théologie. La ligne directrice de toute ma vie : Dieu est quelqu’un de vivant, de présent en moi. L’oraison est un chemin par excellence pour entrer en relation avec Lui, dans un cœur à cœur amoureux. Plus je vieillis, plus je me laisse aimer par Lui.  À 27 ans, j’ai rencontré mon épouse, qui est également une femme de prière. Instantanément, nous nous sommes reconnus. La vie spirituelle s’est incarnée dans l’amour humain, dans toute la beauté de l’acte conjugal. Nous avons quatre enfants et deux petits enfants. 

Comment et pourquoi à chaque âge, y a-t-il une « irruption » particulière du spirituel ? Qu’est-ce qui, selon vous, change à travers les âges et qu’est-ce qui demeure ?

J’ai constaté qu’à tous les âges de la vie l’enfant que l’on porte en soi s’éveille. Quand Jésus nous invite à « redevenir comme des enfants », il nous renvoie à notre être profond. Pour moi, Dieu est semblable à un enfant, créateur de tous les possibles. Toute notre vie, nous habitons le pays de l’enfance.  Dès le début de notre vie et jusqu’à la mort, l’enfant en nous est présent. De même, la mort est présente dès le début de notre vie. Elle fait son œuvre dans nos cellules, dans les deuils que nous avons à vivre.  

Ce qui ne change pas au fil du temps ? C’est l’amour. Ce fil d’or qui nous fait traverser les âges de la vie.  Pour les chrétiens, « Dieu est amour » (1 Jean 4, 8). Il crée l’être humain à son image et à sa ressemblance, c’est-a‑dire par amour et dans l’amour. Le souffle reçu à la naissance est déposé dans une conscience faite pour aimer. La conscience d’amour qui s’éveille dès la naissance est une source substantielle d’unité, présente dans la personne à chaque âge de sa vie. Pour moi, mourir c’est « tomber en amour en Dieu ». Depuis mon enfance, je garde intact ce sentiment d’amour. Notre mission sur terre est d’aimer… Mais je vous avoue que je me sens pauvre et petit sur ce sujet… ! Jésus demeure un grand modèle de cet amour gratuit, qui est sans masque et sans carapace, parce qu’humble et vulnérable. 

Il me semble qu’à chaque âge, on se déleste de ce qui encombre cet amour.  Notre vie est comme une œuvre d’art qui peu à peu prend forme.  La vie n’est pas morcelée en parties indépendantes. Elle est palpable à chaque étape de sa croissance, au début comme à la fin. L’enfance est l’âge de la conscience d’amour ; l’adolescence, celui de la quête de sens ; la trentaine, l’ouverture à la vie ; la quarantaine, la crise du désir ; la cinquantaine nous offre un second souffle et la soixantaine nous appelle à une plus grande intériorité...

« La source a soif d’être bue ! » dit joliment Saint Grégoire de Nysse. Dans la dynamique chrétienne, un cœur ouvert est le lieu de la source. Nous avons à désensabler la source qui est en nous. Plus nous sommes près de notre cœur, plus nous sommes vivants. On reconnaît les grands témoins de cette source à ce qu’ils se tiennent toujours près de leur cœur. Il ne s’agit pas de vivre et de passer sur terre comme le monde le veut.  Notre impératif, c’est la découverte de notre être profond. C’est trouver ce qui nous fait vivre, nous rend heureux, nous passionne…  La spiritualité – spiritus, le souffle - se trouve toujours dans ce qui nous émerveille. Et quand parfois la souffrance arrive, elle devient elle-même source, parce que la souffrance est une école qui nous ramène au plus profond de ce que nous sommes. C’est cela qui est beau : je suis un mystère créé à l’image de Dieu ; et une source en moi veut tout envahir. Mais, pour boire à la source, nous avons besoin de silence, de prière contemplative, de liturgie, de rites… C’est ce fond sans fond qui est en nous et qui est nous, que nous sommes conviés à habiter. Les pratiques spirituelles de toutes les traditions ne sont là que pour nous aider à habiter notre cœur. 

Quelque fois, un deuil ou une peine d’amour nous ramène à cette source. Pendant la pandémie, j’ai rencontré des personnes qui ont été très touchées physiquement par la maladie, gardant parfois des séquelles. Elles ne sont plus les mêmes. Elles se sont comme délestées d’un poids, et se sont rendues compte que le matérialisme était accessoire. Qu’est-ce qui est essentiel, qu’est-ce qui reste lorsque nous traversons de telles épreuves ? L’amour… Nos mots sont bien limités pour parler de cette dimension profonde de notre être... Les arts, la poésie, la prière, la nature, la mystique nous conduisent vers les rives de la vie intérieures. 

Vous fêterez cette année vos soixante-dix ans. Qu’est-ce qui n’a pas changé spirituellement au cours de votre vie ?

C’est l’émerveillement de vivre ! La certitude que la vie est un cadeau mais aussi une responsabilité. Vivre est un grand privilège. Je n’ai pas le droit de détruire ma vie et celle des autres. A l’âge de 18 ans, il m’est arrivé de frôler des chemins de mort. Mais j’ai été sauvé. Je suis un ressuscité. Depuis mon enfance, je crois en la résurrection. Le Christ est vivant. Ce n’est pas quelque chose que j’ai appris dans les livres. Patrice de la Tour du Pin disait « Toute homme est une histoire sacrée ». Ce grand poète, pas assez connu selon moi, a parlé avec tant d’inspiration de la vie intérieure. La quête de joie, son premier livre, est de toute beauté. Sa Somme de poésie a reçu le grand prix de l’Académie Française. Je lui ai consacré dix années de ma vie en rédigeant ma thèse de doctorat sur sa théopoésie et en publiant quatre ouvrages sur sa vie et son œuvre. Il demeure dans ma vie un grand témoin avec Thérèse de Lisieux. 

Ce qui n’a pas changé dans ma vie, c’est cet esprit d’enfance dont je parlais. Je le vis profondément. Je me sens dépassé par le mystère de Dieu, qui m’attire, me fascine. Dans mes livres et les retraites spirituelles que je donne, j’essaie d’offrir le sel de mon âme, le sang de mon langage. Je suis heureux d’aider les gens, d’être une source pour certains, ou, tout simplement, d’avoir pu aider une personne à avancer dans la vie… D’où ma présence active dans les réseaux sociaux, mon blogue et récemment ma chaîne YouTube.

Comment avez-vous vécu votre passage de la soixantaine ? 

Defis soixantaine

Je dirais de manière sereine ! J’ai vécu la soixantaine comme une appropriation de ma foi, une plongée encore plus intense dans le Christ. L’oraison prend aujourd’hui de plus en plus d’importance. Ma vie se simplifie. Avec mon épouse, nous aimons prier ensemble. Parfois, lors de promenades, nous récitons le chapelet. Contrairement à la quarantaine, je n’ai pas vécu cet âge comme un choc ou une crise. La retraite est arrivée, et j’ai quitté mon emploi de professeur d’université, pour me consacrer aux conférences et aux retraites. Devenir grand-papa m’a aussi ouvert de merveilleux horizons. La quarantaine est l’âge des semailles, la soixantaine est l’âge des récoltes. Il est dit dans les Psaume 126 : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent en chantant ». 

A partir de soixante ans, certains ressentent le besoin de s’arrêter et de faire le bilan de leur vie pour mieux s’unifier. C’est ce que Jung appelle la voie de « l’individuation » qui est la réalisation de son Soi, ce qu’il y a de plus personnel en nous et qui résiste à toute comparaison. L’énergie psychique employée dans le passé au déploiement de l’ego est redirigée à la faveur d’un développement beaucoup plus grand de toute la personnalité. On quitte une image de soi réductrice, moins idéalisée. L’être est restructuré à partir du noyau de l’identité personnelle, de sa partie la plus intime, l’âme, que l’académicien François Cheng décrit comme « la marque de l’unicité de chacun de nous, et par là, de la vraie dignité de chacun de nous ».

Si une personne a été matérialiste au cours de sa vie, dans la soixantaine, elle peut traverser une crise forte. C’est l’âge d’assumer son passé, d’accueillir sa fragilité, de réfléchir à la mort. Pour moi « notre sœur la mort » a toujours été présente. Je n’ai pas peur de mourir ; par elle je crois que je verrai Dieu. 

À la soixantaine, veillons à ne pas éteindre la passion de vivre. Personnellement, j’aime courir le matin, avant mon temps d’oraison silencieuse. Le jogging est pour moi une véritable méditation. Je chante en courant, car chaque saison est si belle… Chaque saison a sa grâce. Les saisons sont une analogie des âges de la vie. Après le printemps de la jeunesse, nous arrivons à l’hiver de notre vie. Le corps n’a plus la même résistance, mais nous sommes plus recueillis.  C’est le temps de se demander : Quel est l’objectif de ma vie ? Quelle est la motivation fondamentale qui me fait agir ? Qu’est-ce que j’aimerais que les autres retiennent de moi après ma mort ?

Lire l'introduction du livre Les défis de la soixantaine dans cet article du blogue: cliquez ici.

Pour aller plus loin: Les défis de la soixantaine (Emmanuel/Novalis).
La crise de la quarantaine (Le Sarment).

Consulter aussi les articles à ce lien de mon site Web: Âges de la vie.  

Entrevue de 12 minutes sur la soixantaine, à l'émission "Église en sortie" du 11 octobre 2021, animée par Francis Denis pour Sel et Lumière.

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mercredi 3 juillet 2024

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