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Le blogue de Jacques Gauthier

Marie de l'Incarnation et le sens du mystère

Ce que l’on peut expérimenter de plus beau et de plus profond, disait Einstein, c’est « le sens du mystère ». Il ajoutait que ce principe sous-tend la religion et toute entreprise artistique et scientifique sérieuse. L’expérience du mystère prend la couleur de la relation que chacun vit avec lui-même, le monde, les autres, Dieu.

Pour les mystiques, le mystère est une voie d’accès à la connaissance que le rationalisme ne peut pas tout expliquer. Leurs écrits nous en apprennent beaucoup sur les rapports entre le désir et le don, l’absolu et l’amour, le corps et l’âme, la parole et le silence, la liberté et la vérité, l’humain et le divin. Notre monde sécularisé avec ses préjugés aurait tort de se priver de ces auteurs uniquement parce qu’ils parlent de foi, de religion, de Dieu. Leurs textes ont une valeur en soi et font partie de l’histoire littéraire. 

L’épopée de la Nouvelle-France

Et si le respect du mystère était l’avenir de l’intelligence, se demande Carl Bergeron dans un petit essai lumineux La grande Marie ou le luxe de la sainteté (Médiaspaul), publié sous la direction de Marie-Andrée Lamontagne. Il évoque l’aventure intérieure de l’ursuline de Tours, « la plus flamboyante amoureuse, peut-être, de son siècle », en lien avec l’histoire du Québec, ce pays incertain en quête de transcendance. Les deux histoires se mélangent tout au long des quatre chapitres qui ne font pas plus de 80 pages, mais qui sont d’une telle densité que l’on y revient pour mieux en saisir toute la profondeur. Je cite les premières lignes qui donnent le ton du livre :

« C’est l’histoire d’une petite nation conquise (1760) et semi-affranchie (1960), aujourd’hui menacée par l’amnésie numérique et tétanisée par l’hostilité dont elle continue d’être l’objet, candide et quelque peu insouciante, aussi bien à l’égard de son avenir en Amérique que de son patrimoine spirituel. C’est l’histoire d’un monument littéraire et mystique, façonné dès l’origine par une femme de génie, et totalement méconnu par ceux-là mêmes pour qui il a été conçu ».

Marie de Incarnation

Ce livre m’attendait. Je l’ai reçu comme un cadeau. Depuis près de cinquante ans que je me nourris du pain des mystiques et que j’écris beaucoup sur eux et la sainteté, voilà un écrivain au seuil de la quarantaine qui se réapproprie l’héritage de Marie de l’Incarnation avec panache et qui lance un appel à renouer avec le sacré, la transcendance, pour ne pas mourir de froid. 

On l’a déjà dit, le début de la Nouvelle-France a été une épopée mystique que l’on doit assumer et non renier. Elle fait partie de notre ADN en tant que nation, d’où le sous-titre du livre Le luxe de la sainteté, une formule de Jean Le Moyne. Ce luxe fait référence aux nombreuses figures de sainteté qui ont inspiré la colonie. Mais comme disait Mère Teresa, la sainteté n’est pas un luxe réservé à une élite, elle est pour tous. Thérèse de Lisieux a admirablement démontré par sa petite voie de confiance l’appel universel à la sainteté, qui a été repris au concile Vatican II.  

Une écrivaine géniale 

Marie de l’Incarnation raconte son expérience de la sainteté dans son autobiographie spirituelle pour répondre aux demandes de son fils Claude, qu’elle a abandonné à l’âge de onze ans. Ce texte, appelé Relation de 1654, réédité en 2016 chez Boréal, a fait dire à Bossuet que Marie de l’Incarnation était la « Thérèse du Nouveau Monde et de notre temps », en référence à Thérèse d’Avila. J’ai déjà parlé de cet écrit dans un autre article de mon blogue.  

Bergeron a surtout rencontré la missionnaire de la Nouvelle-France dans sa Correspondance, qu’il considère comme un chef-d’œuvre, « une source inaltérable de vie ». Pour lui, cette grande épistolaire est de la trempe d’une Madame de Sévigné.

« Lire aujourd’hui la Correspondance de Marie de l’Incarnation, c’est beaucoup plus que déterrer un trésor sans prix – ce qui serait déjà beaucoup –, c’est se placer sur la ligne de fracture de la modernité et redécouvrir avec une joie d’enfant la consubstantialité de l’amour et de la connaissance, de la beauté et de la vérité, de la foi et de l’acte créateur : tout ce que le siècle de la Raison – dont procède l’Université – avait cru pouvoir dissocier au nom de la science objective » (p. 52).

En philosophie, le concept d’expérience est lié à un enrichissement de la connaissance, alors qu’en science il se rattache à l’observation. Les sciences humaines peuvent difficilement saisir cette expérience du mystère; on la réduit trop souvent à des considérations psychologiques et sociologiques. La grande Marie « tirait son savoir de l’oraison et non de l’étude, et qui, pour se hisser jusqu’à la vérité, passait par la contemplation plutôt que par l’observation » (p. 56). 

En relation avec le transcendant

L’expérience de Marie de l’Incarnation rejoint quelque chose d’universel. Elle indique une direction par un chemin autre que la science, car la foi précède le savoir et elle est non vérifiable en laboratoire. Sa relation profonde au Christ, son Époux divin, renvoie à Dieu, mot tabou de nos sociétés, que Bergeron ne craint pas d’employer, car ce mot atteste cette noble aspiration en notre âme du beau, du bien et du vrai.

« Qui est Dieu? L’Être majuscule qui non seulement appelle la créature à marcher jusqu’à Lui, mais attend de ce rien qu’est la créature une réponse libre; le levain dans la pâte qui délie de la peur et relie à la grandeur; le Verbe augmenté dont le paradis perdu hante toutes les langues – ce qu’on appelle poésie n’étant que le nom, puis l’expression de cette blessure » (p. 31).

La métaphysique religieuse de Marie de l’Incarnation est une « marche à l’Amour », pour reprendre l’expression de Gaston Miron. Bergeron consacre de belles pages à ce grand poète de l’identité du Québec, inspiré par la quête du « théopoète » Patrice de La Tour du Pin : « Miron est ce charpentier mystérieux, ce Joseph modeste et héroïque qui a édifié le premier la maison de l’être » (p. 67). Il s’agit ici de reconduire l’art et la littérature aux sources du sacré.

En lisant Bergeron comme ami-lecteur, sans le connaître, j’ai été séduit par son éloquente apologie de la grande Marie, qui est à la fois « une déclaration d’admiration, un art poétique et un vœu de fidélité et de création », loin du rigorisme clérical d’hier, du « rachitisme du cœur et de l’esprit ». Il invite les Québécois au banquet de l’amitié intellectuelle, à l’émulation fraternelle qui élève, à l’émerveillement de ce qui nous dépasse, à la foi en la transmission pour une sur-vie. « Le refus d’hériter est refus d’admirer qui est refus d’aimer : un refus global qui mine la culture en son centre et son envol » (p. 75). 

Et l’auteur admiratif d’ajouter : « N’allons pas croire, naïfs que nous sommes, que Marie est morte en 1672 et qu’elle s’est arrêtée là. « La sainteté veut toujours croître, et ses accroissements montrent qu’elle est véritable. » Du plus profond de notre histoire, elle nous appelle de son nom prédestiné attendant de nous une réponse d’Incarnation – et non d’abstraction » (p. 51).

Lire aussi dans ce blogue: 30 avril, sainte Marie de l'Incarnation.
Pour aller plus loin: Marie de l'Incarnation et François de Laval, collection "Les petits carnets" aux éditions Novalis. 
La nouvelle édition revue et augmentée: Les saints, ces fous admirables (Novalis / Béatitudes).

Voir ma vidéo de 33 minutes sur l'épopée mystique de Marie de l'Incarnation, ajoutée dans ma chaîne YouTube le 30 avril 2021.

La blessure d'amour de la conversion
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lundi 7 octobre 2024

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