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Le blogue de Jacques Gauthier

De Saint-Denys Garneau: la quête de l'absolu (2/2)

Voici la deuxième partie de mon article sur le poète de Saint-Denys Garneau, en écho à la biographie de Michel Biron: De Saint-Denys Garneau. Montréal, Éditions du Boréal, 2015, 450 pages. Pour relire la première partie, cliquez ici.

Saint Denys Garneau

Garneau et La Tour du Pin

En terminant la lecture de la fascinante biographie de Biron, je suis frappé par la parenté d’âme qui existe entre Garneau et un autre poète de son âge, Patrice de La Tour du Pin. Loin des milieux littéraires lui aussi, il a mené sa quête de beauté dans le Loiret en France, créant des jeux qui puisaient aux sources de l’enfance. Est-ce que Garneau a lu La Quête de joie (1933) de La Tour du Pin qui a tant marqué les poètes ? Gaston Miron avait ouvert ce recueil par hasard dans une librairie de Montréal, en 1948, et avait lu ces deux vers qui orienteront sa vocation poétique : « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid ». Dans la même année, il prendra connaissance de Regards et jeux dans l’espace et sera étonné, comme tant d’autres, du vers libre de Garneau qui rompait avec l’alexandrin et la rime.

De Saint-Denys n’a probablement pas lu La Vie recluse en poésie (1938) de La Tour du Pin, fondée sur cette sentence : « Tout homme est une histoire sacrée ». Il parle d’unifier en lui ces tendances profondes de son âme qui sont similaires à celles de Garneau : l’appétit de Dieu, l’amour de la nature, la passion de chanter. La Tour du Pin demande aux quêteurs de joie de ne plus chercher d'abord « l'état de poésie, mais l'état d'adoration et de prière ». Pour ces deux poètes mystiques, c’est-à-dire ouverts au mystère de Dieu, la forme colle au contenu, la contemplation prime l’action, l’art doit aider à mieux vivre et à se donner.

Garneau publie son dernier article dans L’Action nationale, que dirige son ami André Laurendeau. Il est consacré à la revue Les Cahiers des poètes catholiques où il décrit deux œuvres de La Tour du Pin : Saint Élie de Gueuce et Le Don de la Passion. Le 5 janvier 1938, de Saint-Denys écrit à Laurendeau ce qu’il pense de ce poète : « Patrice de La Tour du Pin surtout me donne du fil à retordre. Il est assez hermétique. Mais il est d’une importance telle (à ce qu’on dit [et j’arrive à le croire] qu’on ne peut l’escamoter » (p. 365). Il avait raison. Je considère comme un privilège d’avoir publié quatre livres, dont ma thèse de doctorat, sur ce poète méconnu de nos jours qui a écrit l’un des plus beaux chants d’espérance du XXe siècle.

Le « prince de la spiritualité », selon l’expression d’Alain Bosquet, remaniera à la fin de sa vie sa Somme de poésie (Gallimard) en trois jeux : le Jeu de l’homme en lui-même, le Jeu de l’homme devant les autres, le Jeu de l’homme devant Dieu. Il mourra comme Garneau un jour d’automne, le 28 octobre 1975, à l’âge de 64 ans. Selon Albert Camus, qui avait écrit la préface du programme de la pièce de théâtre Saint Élie de Gueuce, jouée au Théâtre de Poche de Paris le 1er juin 1956, plusieurs choses jouaient contre le succès de la pièce et de son auteur : il est aristocrate, campagnard, catholique et poète. (Cf. mon Patrice de La Tour du Pin, quêteur du Dieu de joie, Médiaspaul / Paulines, 1987, p. 49)., Médiaspaul / Paulines, 1987, p. 49).

La mort grandissante

La biographie de Biron a suscité tellement de réactions en moi que j’ai relu les poèmes de Saint-Denys. J’ai été frappé une fois de plus par la prédominance de la mort. Dès le début du recueil Regards et jeux dans l’espace, le poète évoque la mort, en prenant un ton intimiste qui se démarque déjà du passé littéraire canadien-français : « Je ne suis pas bien du tout assis dans cette chaise / Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste / Immanquablement je m’endors et j’y meurs ». Le dernier vers de ce poème de deux strophes est l’un de ses plus célèbres : « C’est là sans appui que je me repose ».

La ressemblance est frappante avec un poème du poète espagnol Jean de la Croix, qui a tant influencé Thérèse de Lisieux : « Sans appui et avec appui, / sans lumière en l’obscur vivant, / tout entier me vais consumant » (Traduction de Jacques Ancet, dans Nuit obscure. Cantique spirituel. Poésie/Gallimard, 1997, p. 117). Le docteur mystique de La Vive flamme d’amour montre que l’identification profonde au Christ exige de ne pas avoir d’appui. Elle se réalise dans les purifications, les sécheresses, les nuits, les déserts, les doutes ; ce vide est pour lui une plénitude. En ne voulant rien dans cette nuit obscure de la foi, l'âme obtient tout, surtout l’amour et la joie, puisque l'objet de sa quête le possède déjà. « Voilà mon âme dessaisie / et toutes les choses créées / au-dessus d’elle s’est levée / en une savoureuse vie / s’étant sur Dieu seul appuyée » (p. 117).

Dans Un mort demande à boire de Garneau, le puits n’a pas assez d’eau « pour apaiser la soif du maître ». L’aurore manque « au ciel d’orient », jusqu’à l’évaporation du mort quittant la terre. J’entends comme en écho la demande de Jésus à la Samaritaine : « Donne-moi à boire » (Jn 4, 7). Mais ce n’est pas d’eau qu’il voulait ; il avait soif de la foi de la Samaritaine, de son amour, de son cœur.  « Si tu savais le don de Dieu » (Jn 4, 10).

En référence à Baudelaire, de Saint-Denys, étranger à lui-même et de la vie, écrit son Spleen intérieur : « Mon âme et moi, quel lent voyage ». Il parle de mourir pendant la nuit : « Mort de moi, mort de notre ennui ». Dans Je suis une cage d’oiseau, il regarde l’oiseau dans sa cage d’os, « C’est la mort qui fait son nid ». À la fin du poème, l’oiseau « aura mon âme au bec ». Cette image de la mort qui s’envole avec l’âme du poète inspirera sa cousine Anne Hébert : « J’ai mon cœur au poing / Comme un faucon aveugle » (Le Tombeau des rois).

Dans Petite fin du monde, Garneau évoque le « travail secret de la mort » qui peut transporter l’âme vers la joie. Ce sera le thème du magnifique poème Accompagnement qui clôt Regards et jeux dans l’espace : « Je marche à côté d’une joie / D’une joie qui n’est pas à moi / D’une joie à moi que je ne puis pas prendre ». Il entrera dans la danse de ces pas de joie en prenant une rue transversale, la mort, qui le libérera du mal de vivre.

M’éveiller à la présence de Dieu

Dans le poème Lassitude, que Chloé Sainte-Marie interprète avec émotion, le poète affirme : « Je ne suis plus de ceux qui donnent / Mais de ceux-là qu’il faut guérir ». Il espère la femme « qui aura le courage d’entrer dans cette vie à moitié morte » et « ranimera l’étincelle » par ses yeux de bonté. La chanteuse reprend intégralement le poème, sauf ce vers : « m’éveiller à la présence de Dieu dans l’univers ». (Pour entendre l’interprétation, allez sur YouTube: https://www.youtube.com/watch?v=Nqd9j4HRANE). 

Quelle voix pourra retentir,
quelle voix de miséricorde
voix claire, avec la transparence du cristal
Et la chaleur de la tendresse
Pour me réveiller à l’amour, me rendre à la bonté,
m’éveiller à la présence de Dieu dans l’univers?
Quelle voix pourra se glisser, très doucement,
sans me briser, dans mon silence intérieur?
 

Cette version laïque trahit l’intention de Saint-Denys Garneau. Y a-t-il un tel malaise religieux au Québec pour qu’on se permette ainsi d’enlever dans un texte un vers qui ne fait pas notre affaire ? Sans verser dans la polémique, si loin de l’esprit de Garneau, ce musellement me rappelle la finale de L'Hymne à l'amour d’Édith Piaf, « Dieu réunit ceux qui s'aiment », censurée en 2012 par un professeur d’une école primaire de Sorel-Tracy pour la préparation d’un spectacle de fin d’année. Rectitude politique quand tu nous tiens !

Dieu à la censure, au nom d’une laïcité mal comprise. Sommes-nous rendus frileux à ce point qu’il faille bannir toute référence religieuse de ce qui a fait notre identité et verser ainsi dans l’arbitraire idéologique ? L’art peut suggérer quelque chose de notre approche de l’invisible, notre quête de « l’inaccessible étoile » (Jacques Brel). Appelons cette quête du nom de Dieu, de l’amour, ou de la Beauté, si chère à Garneau, « Je veux aller toujours vers la bonne Beauté » (Ô poésie enfin trouvée ). Revenons justement à sa poésie :

Ah ! ce n’est pas la peine de vivre
Et de survivre aux fleurs
Et de survivre au feu, des cendres
Mais il vaudrait si mieux qu’on meure
Avec la fleur dans le cœur
Avec cette éclatante
Fleur de feu dans le cœur.
 

Avec un cœur aussi fragile que le sien, a-t-il eu l’intuition qu’il mourrait jeune? « Car la maison meurt où rien n’est ouvert » (Maison fermée). Certes, tôt ou tard, nous mourrons tous, mais nul ne sait l’heure ? « Tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra », disait Jésus à ses disciples. La vie de Garneau atteint son point culminant dans la mort, il capitule enfin pour entrer dans la vie, « Recommençons une bonne fois » (Commencement perpétuel).

Le jour éternel

Pour un chrétien comme Garneau qui croit en la résurrection du Christ, la vie n’est pas détruite, elle est transformée. « La vraie vie est ailleurs », disait Rimbaud. À la même époque, Thérèse, alitée au carmel de Lisieux, écrivait à l’abbé Bellière : « Je ne meurs pas, j'entre dans la vie ». Cette intuition de la possession de la vie éternelle, commencée ici-bas, donne un sens à la mort. De Saint-Denys Garneau en témoigne dans cette prière de pauvre, où il s’endort à cœur ouvert près du Crucifié, lavé par sa lumière :

Et je prierai ta grâce de me crucifier
Et de clouer mes pieds à ta montagne sainte
Pour qu’ils ne courent pas sur les routes fermées
Les routes qui s’en vont vertigineusement
De toi
Et que mes bras aussi soient tenus grands ouverts
À l’amour par des clous solides, et mes mains
Mes mains ivres de chair, brûlantes de péché,
Soient, à te regarder, lavées par ta lumière
Et je prierai l’amour de toi, chaîne de feu,
De me bien attacher au bord de ton calvaire
Et de garder toujours mon regard sur ta face
Pendant que reluira par-dessus ta douleur
Ta résurrection et le jour éternel.
 

Les vrais résistants sont les artistes, les poètes, les saints, qui disent non à la bêtise et à la médiocrité. Ils font l’histoire autrement. Garneau est de ceux-là. Il refuse tout compromis artistique et spirituel par son usage du vers libre, par la vérité du texte, par l’authenticité de sa quête d’absolu et de pureté. Très en avance sur son temps, son œuvre intemporelle pose la question du sens de la vie et de la mort, même si la référence à Dieu et au christianisme rebute certains esprits. La lucidité de sa conscience le fait osciller entre la joie et la tristesse dans une liberté exigeante, intérieure, verticale. Sa parole fragile jaillit de l’âme comme d’une source inépuisable, à la recherche du poème jamais écrit, du tableau jamais peint, de la musique jamais composée.

De Saint-Denys espère du langage qu’il soit vivant au cœur du mystère, en correspondance avec la substance profonde de son être, même si le combat avec l’écriture est perdu d’avance. N’est-ce pas la grandeur de la poésie d’être vouée à l’échec ? J’en parlais dans le texte Accompagnement, clin d’œil au poète, sans le nommer : « La poésie, comme tout art, prophétise ce qu’elle est impuissante à donner. Ce paradoxe attend la synthèse, oriente vers la plénitude, appelle la foi, féconde la vie mystique. La soif suffit, l’indicible demeure » (La vie inexprimable, Noroît, 2013, p. 81).

Le réputé critique Gilles Marcotte, décédé le 20 octobre 2015 à l’âge de 89 ans, chrétien convaincu lui aussi, affirmait à Pierre Popovic dans Entretiens avec Gilles Marcotte, publié chez Liber en 1996 : « On peut soutenir que depuis quelques années c’est l’œuvre de Saint-Denys Garneau plutôt que celle de Grandbois qui est lue avec ferveur, qui ouvre les horizons les plus larges, qui pose les questions fondamentales. Je ne suis pas loin de penser, certains jours, qu’il est notre plus grand écrivain ».

Pour en savoir plus sur la vie et l’œuvre du poète, consulter le site de la Fondation : http://www.saintdenysgarneau.com

Revenir à la premièrepartie.

Livre: Récit d'un passage
De Saint-Denys Garneau: la quête de l'absolu (1/2)

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vendredi 10 mai 2024

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